La première fois que j’ai entendu jouer Michèle Scharapan

La première fois que j’ai entendu jouer Michèle Scharapan, je me suis promis à la fin du récital que ce ne serais pas la dernière fois. C’était, je me souviens, à la salle Gaveau. Je l’ai entendue souvent depuis, dans la grande salle du Théâtre des Champs-Elysées ou dans de petits studios d’enregistrement. Il me semble toujours que c’est la première fois que je l’entends. Que c’est la première fois qu’elle découvre Beethoven ou Brahms, Schubert, Bartok ou Mozart. Mais c’est une première fois très savante, fraîche comme avril à l’aube et sagace comme un vieil enchanteur, une première fois armée d’une longue patience, d’un sûr métier, de longues réflexions et d’une liberté grande.
Cette personne droite et fine devant son clavier comme un jeune peuplier d’Italie au soleil, sait éviter aussi bien  » l’explication de texte » trop maligne que la « brillante » exécution trop « poudre aux oreilles ». Elle sait indiquer dans les œuvres les plus souvent entendues ou les moins connues des arrières-plans qu’on a jamais éclairés comme cela, et préserver en même temps la rigueur de l’architecture, la spontanéïté du phrasé. 
Vladimir Jankélévitch, qui était assidu aux récitals de Michèle Scharapan admirait en elle  » une coïncidence parfaite entre la pureté technique et les qualités du cœur « . Comment dire mieux ? Elle pose les mains sur les touches, et c’est chaque fois, même si elle a travaillé des mois, parce qu ‘elle a travaillé des mois, la transparence heureuse de la première fois.

CLAUDE ROY
Ecrivain – Août 1988