La pureté technique et les qualités du coeur

Le Récital de Michèle Scharapan

Lorsque Michèle Scharapan a donné l’année dernière un récital Salle Gaveau, son assurance pianistique et la profondeur de son approche musicale m’avaient étonné : le circuit des concerts parisiens réserve peu de telles surprises et, en dehors des valeurs classées, les autres – mais il est vrai qu’on manque de temps pour les explorer – n’ont généralement rien de majeur à  nous apprendre. Michèle Scharapan vient de sauter un cran en jouant pour la première fois au Théâtre des Champs-Elysées : récital Brahms -Bartok-Schubert. Et c’est peu de dire qu’elle a confirmé les espérances de l’an dernier. 

Dans un programme d’une haute tenue, elle s’est imposée, et je pèse mes mots, comme une des personnalités les plus fortes du piano contemporain. Et dans ce créneau, hélas assez peu encombré, ce serait à désespérer si une maison de disques ne lui offrait pas d’urgence un billet d’entrée pour une carrière vraiment internationale. D’emblée, dans les 2 Rhapsodies op.79 de Brahms, Michèle Scharapan abat ses cartes majeures : la réflexion et la sensibilité. Rarement d’intelligence de la construction, du rapport des dynamiques, de la répartition des nuances ; émotion sans affectation, à la fois naïve et tout de même sophistiquée. Brahms convient parfaitement à ces pulsions contrôlées, et , jouées de la sorte, les Rhapsodies sont de purs chefs-d’oeuvre. Toujours de Brahms, les 3 Intermezzi op.117 : austérité et sérénité résignée. On déchiffre lentement, avec une sourde angoisse, ces pièces de l’ombre que Michèle Scharapan nimbe d’une mystérieuse lumière. Changement de décor avec Bartok: les fortes carrures de la Sonate de 1926 mettent en évidence, mais sans sècheresse, les qualités percutantes de notre pianiste. Il y a , même dans les pianissimos, du poids et du volume sous ces doigts-là . Enfin, devant un public enthousiaste et singulièrement nombreux pour un dimanche soir à l’appel de l’institut d’enseignement  » Intégrale « , Michèle Scharapan va terminer avec Schubert, dont elle a choisi, bien entendu, non pas une de ces pages viennoise-ment charmantes, mais l’admirable Sonate en  » la  » majeur op. posthume. Et le miracle se reproduit : quintessence de l’ex- pression poétique dans une lecture d’une impeccable rigueur. Je n’oublierai pas l’extrême tension de l’andantino, ni ses élans subrepticement pathétiques. 

Tout cela est du très grand piano, mais révèle aussi une perception musicale, une vie intérieure d’une rare richesse. Et si en ce bas monde musical, l’intelligence, la sensibilité et l’honnêteté ont encore un sens, c’est une voie royale qui doit s’ouvrir pour Michèle Scharapan. Michèle Scharapan dont Vladimir Jankélévitch – mais l’avait-on alors entendu ? – avait vanté naguère  » la coïncidence parfaite entre la pureté technique et les qualités du coeur « . On ne saurait mieux dire.

CLAUDE SAMUEL 
Récital Michèle Scharapan(piano). 
Brahms : 2 Rhapsodies op.79 et 3 Intermezzi op.117. 
Bartok : Sonate 
Schubert : Sonate en « la majeur » D.959.
Théâtre des Champs-Elyséees